Donner la parole aux “sans-voix” ? Acteurs, dispositifs et discours
Si le problème de la liberté d’expression a longtemps dominé les réflexions et les débats sur le fonctionnement des arènes publiques, la question de l’accès des groupes sociaux les plus démunis à la prise de parole légitime a été constituée au cours des dernières décennies en un problème public à part entière. Les conditions de l’accès de ces groupes à l’expression publique et de l’audibilité de leurs discours sont aujourd’hui interrogées par de nombreux acteurs (associations, syndicats, partis, intellectuels, travailleurs sociaux, journalistes, éditeurs, etc.) qui proposent des dispositifs destinés à « donner la parole aux sans-voix ». L’objectif de ce colloque est d’examiner, dans une perspective interdisciplinaire, les modalités, les formes et les enjeux de ces offres de prise de parole dans des contextes politiques et sociaux variés : les acteurs qui les promeuvent, les dispositifs qui les configurent et les discours qui les accompagnent.
Les sciences sociales, notamment la sociologie politique ou encore l’histoire sociale, se sont principalement intéressées jusqu'à présent aux conditions d'accès et de légitimité de la parole de groupes dominés ou à « faibles ressources » dans les espaces de construction des débats publics : ouvriers, immigrés, déviants, minorités ethniques, sexuelles, SDF, exclus, femmes, enfants ou jeunes [1]. Ces groupes sont parfois rassemblés dans des catégories comme celles d’« inaudibles », d’« invisibles », de « sans visage », de « publics fragiles » ou de « groupes subalternes » [2]. Peu de recherches se focalisent sur le travail de catégorisation qui contribue à faire exister ces groupes, qu’il soit mené par des entrepreneurs de problèmes publics (agents de l’Etat, professionnels de l’information, de l’animation socio-culturelle ou de la santé, travailleurs sociaux, militants, artistes, etc.), ou par les chercheurs eux-mêmes [3]. Ces derniers ont pu par ailleurs s’interroger (EHESS, mars 2016) sur les conditions de recueil, l’audibilité, la crédibilité et l’intelligibilité des paroles des « sans-voix » [4].
L'anthropologue américain James Scott (2009) considère que les occasions où la parole authentique des « subalternes » se fait entendre publiquement sont des exceptions plutôt que la règle, et qu'elle s'exprime le plus souvent de manière dissimulée ou déguisée dans des espaces confinés, souvent difficiles d'accès pour l'historien ou l'ethnologue. On peut s’interroger sur les processus et les agents qui contribuent, à publiciser ce « texte caché » (hidden transcript) et les effets que leurs interventions peuvent produire sur ce dernier. On peut aussi se questionner sur la nature et la texture de cette parole d’autant plus difficile d’accès pour le chercheur qu’il ne la trouve jamais à l’état « brut » mais toujours partiellement transformée par les dispositifs qui en déterminent les conditions d’énonciation et de réception. Dans quelles circonstances et en quels termes des agents en viennent-ils à endosser un rôle de porte-parole ou de représentant de ces « sans-voix », au risque de reproduire les mécanismes de captation symbolique que certains entendent précisément dénoncer ? Quels sont les supports, les formes, les formats et les genres qui fournissent les médiations privilégiées d’expression de cette parole ? De quelle façon l’institutionnalisation de ces catégories et problématiques de sens commun ou savantes est-elle susceptible d’ouvrir ou de refermer l’espace du possible et du pensable sur les problèmes dont souffrent les « sans-voix », et les solutions susceptibles de leur être apportées dans le domaine de l’action sociale, de la répartition des richesses, de l’éducation, des médias, de l’action gouvernementale ?
Il s’agira, de façon complémentaire, d’analyser les paroles tenues par ces « sans-voix » lorsqu’ils parviennent, dans les espaces ou les dispositifs qui sont mis à leur disposition, à s’exprimer publiquement [5]. Comment analyser ces paroles privées rendues publiques par un jeu de sélection, de mise en scène et de mise en mots sur lequel les locuteurs n’exercent, au mieux, qu’un contrôle partiel ? Quels indices permettent d’analyser les transformations que subissent ces paroles, lorsqu'elles font l'objet d'un processus de publicisation, et/ou lorsque ces groupes se dotent ou se voient dotés de « porte-paroles » s’exprimant en leur nom ? Quels effets en retour produisent ces formes d’expression sur ceux qui contribuent à les rendre visibles et audibles ? Enfin, on s’interrogera sur les conditions de réception et d’audibilité de ces paroles : quelles sont les logiques qui président à leur circulation dans l’espace social ? Comment sont-elles interprétées ou retraduites en fonction des publics qui les reçoivent ? Les dispositifs qui les produisent jouent-ils un rôle d’émancipation ou contribuent-ils à des formes paradoxales d‘enfermement des locuteurs dans des rôles et des catégories imposés ?
Un dernier axe de réflexion peut en effet reposer sur l’analyse des dispositifs eux-mêmes : l’offre de prise de parole peut se matérialiser dans des formes aussi diverses qu’une collection dans une maison d'édition, une émission de télévision, des groupes de parole ou des blogs, ou encore un dispositif institutionnel dans le cadre scolaire, sanitaire, culturel… Autant d’agencements matériels et symboliques qui ne seront pas envisagés dans ce cas comme un simple lieu où saisir des objets d’investigation, mais bien comme des espaces organisés et organisant des relations sociales.
Le colloque se situe dans une perspective pluridisciplinaire et nous invitons sociologues, anthropologues, historiens de la culture, politistes, sémiologues, linguistes et analystes du discours à présenter leurs travaux et à partager leurs analyses et réflexions.
[1] Quelques références bibliographiques pour se faire une idée de l’ampleur et de la richesse des travaux sur la question. Dans le domaine de la sociologie et de la science politique : Beaud, 2006 ; Bourdieu, 1993 ; Braconnier & Mayer, 2015, Dubois, 2008, Elias & Scotson, 1997, Ferron, 2012 ; Garcia 2013, Gaxie 1978 ; Glady & Vandevelde-Rougale, 2016 ; Hirschman, 1995 ; Laforgue & Payet, 2008; Lignier & Pagis, 2017 ; Hamidi 2010, Juhem & Sedel J. 2016, Mouchard, 2009 ; Noël, 2012 ; Payet, 2011 ; Piven & Cloward, 1979, Renahy, 2005,Talpin, 2016. Dans le domaine de l’histoire : Farge, 1998, 2004 ; Guillaumou, 1999, Guilhaumou, Mesini & Pelen, 2004 ; Kershaw, 2013 ; Watchel, 1971 ; Zinn, 2004.
[2] Braconnier et Mayer, 2015 ; Rosanvallon, 2008, 2014, Beaud 2006, Farge, 2004, Spivak, 1988.
[3] Pour des exceptions voire notamment sur la catégorie d’ « exclus » Lafarge 2001 ; sur celle d’ « immigré » Spire, 1999 ; sur celle de « sans » (abris, papier, emploi, etc.) Mouchard, 2009. Pour des analyses sociologiques plus générales sur ces « luttes de classement » : Bourdieu, 1978, Grignon, Passeron, 1989.
[4] Colloque Les sciences humaines et sociales face au foisonnement biographique. Innovations méthodologiques et diversité des approches (EHESS, Paris, 9-11 mars 2016). L’un des ateliers s’intitulait « La parole inaudible ».
[5] Les références suivantes fournissent une première base bibliographique pour entamer cette réflexion : Angenot, 1989, Auboussier, 2015, Barbet-Honoré, 2013, Bilat, Lelay, 2016, Gardet, 2009 ; Oger, 2006 ; Puccinelli-Orlandi, 1996 ; Juhem & Sedel, 2016 ; Ducard 2016 ; Paveau 2016 et 2017, Rancière, 1981, 1994.
Références bibliographiques
ANGENOT M., « Hégémonie, dissidence et contre-discours : réflexions sur les périphéries du discours social en 1889 », Études littéraires, vol. 22, n° 2, 1989, p. 11-24
AUBOUSSIER J. (dir.) « Discours et contre-discours dans l'espace public » (dossier), Semen, n°39, 2015
BARBET D., HONORE J.-P., « Ce que se taire veut dire. Expressions et usages politiques du silence. », Mots. Les langages du politique, 103(3), 2013, p. 7-21.
BEAUD S. et al., La France invisible, Paris, éd. La Découverte, 2006.
BILAT L. P. & LELAY S., « Les éboueurs en discours. Enjeux sociaux et linguistiques d’une (in)visibilité socio-professionnelle », colloque acteurs du discours, Besançon, 2016.
BOURDIEU P. « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales.24, 1978, p. 2-22.
BOURDIEU P. (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
BRACONNIER C. et MAYER N., Les inaudibles. Sociologie politique des précaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
DUCARD D., « Dar a palavra : da reportagem radiofônica à ficção documental » , Discurso e (des)igualda de social, Glaucia Proença Lara, Rita Pacheco Limberti dir., Editora Contexto, 2015, p. 109-128. [“Rendre la parole. Du reportage radiophonique à la fiction documentaire”, version en français disponible en ligne sur HAL]
DUCARD D. “La division sociale de la langue: la fiction d’une langue populaire”, Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, 2016, p. 789-814. En ligne : http://periodicos.letras.ufmg.br/index.php/relin/article/view/10
DUBOIS V., La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère [1999], Paris, 2008.
ELIAS N., SCOTSON J. L., Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté [1965], Paris, Fayard, 1997.
FARGE A., Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1998.
FARGE A., Sans visages. L’impossible regard sur le pauvre, Paris, Bayard, 2004.
FERRON B., « Giving Voice to the Voiceless? The ambivalent Institutionalization of Minorities ‘Alternative’ Media in Mexico and Israel/Palestine”, in RIGONI I., SAITTA E. (eds.), Minority Media in a Globalized Public Space, Palgrave, 2012, p. 135-152.
GARCIA G., La cause des « sans ». Sans-papiers, sans-logis, sans-emploi à l’épreuve des médias, Pur, 2013.
GARDET M., éd., “Paroles libres, paroles captives : lectures des dossiers de jeunes placés" (dossier), Revue d'histoire de l'enfance "irrégulière", n°11, Roubaix, ENPJJ, 2009.
GLADY M. et VANDEVELDE-ROUGALE A. (dir.), « Parler face aux institutions. La subjectivité empêchée » (dossier), Langage et société, n°158, 2016.
GAXIE D., Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, coll. Sociologie politique, 1978.
GRIGNON C. & PASSERON J.-C., Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1989.
GUILHAUMOU J., La Parole des Sans. Les mouvements actuels à l'épreuve de la Révolution française, ENS éditions, 1998.
GUILHAUMOU J., MESINI B., PELEN J.-N., Résistances à l’exclusion. Récits de soi et du monde, Publications de l'Université de Provence, 2004.
HAMIDI C., « Catégorisations ethniques ordinaires et rapport au politique. Eléments sur le rapport au politique des jeunes des quartiers populaires », Revue Française de Science Politique, 60/4, 2010, p. 719-743.
HIRSCHMAN A. O., Défection et prise de parole. Théorie et applications [1971], Paris, Fayard, 1995.
JUHEM P., SEDEL J., Agir par la parole. Porte-paroles et asymétries de l’espace public, Rennes, PUR, Res Publica, 2016.
KERSHAW I., L'opinion allemande sous le nazisme. Bavière 1933-1945 (1983), Paris, CNRS Editions, 2013.
LAFARGE G. La production des discours sur “l’exclusion” en France des années 70 aux années 90 : contribution à une sociologie des représentations en temps de crise, Thèse de sociologie, Paris, EHESS, 2001.
LIGNIER W., PAGIS J., L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Le Seuil, Liber, 2017.
MOUCHARD D., Etre représenté. Mobilisations d'"exclus" dans la France des années 1990, Paris, Economica, Collection : Etudes politiques 2009.
NEVEU E., Sociologie politique des problèmes publics, Paris, Armand Collin, coll. U Sociologie, 2015
NOEL S., L’édition indépendante critique : engagements politiques et intellectuels, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2012.
OGER Claire, « Dialectique de la parole et du silence », Communication, 25/1, 2006, 11-45.
PAVEAU M.-A., 2016, « Parler du burkini sans les concernées. De l’énonciation ventriloque », in « La pensée du discours » [carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/4734, consulté le 19/06/17.
PAVEAU M.-A., 2017, « Le discours des locuteurs vulnérables. Proposition théorique et politique », Caderno de Linguagem e Sociedade, 18 (1), p. 135-157. En ligne : http://periodicos.unb.br/index.php/les/article/view/26126/18556
PAYET J.-P., GIULIANI F., LAFORGUE D. (dir.), La voix des acteurs faibles. De l'indignité à la reconnaissance, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2008.
PAYET J.-P. « L’enquête sociologique et les acteurs faibles ». SociologieS [En ligne], La recherche en actes, Champs de recherche et enjeux de terrain, 2011.
PIVEN F. F., CLOWARD R. A., Poor People’s Movements. Why they Succeed, How they Fail [1977], New York, Vintage Books, 1979.
PUCCINELLI-ORLANDI Eni, Les formes du silence : dans le mouvement du sens, Ed. des Cendres, 1996.
RABATEL A., Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie, éthique, point(s) de vue, Limoges, Lambert Lucas, 2017.
RANCIERE J., La Nuit Des Prolétaires. L’Espace Du Politique. Paris : Fayard, 1981.
RANCIERE J., « Histoire des mots, mots de l'histoire », entretien avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière, Communications, n°58, 1994, p. 87-101.
RENAHYN., Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, coll. « textes à l'appui », 2005.
ROSANVALLON P., Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014.
ROSANVALLON P. La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil, 2008 ; Points Essais.
SCOTT J. C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne (1992), Paris, Amsterdam, 2008.
SPIRE A., « De l'étranger à l'immigré. La magie sociale d'une catégorie statistique », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999, p. 50-56
SPIVAK G. C., « Can the Subaltern Speak? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p.271-313. (Les Subalternes peuvent-elles parler ? traduction française de Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2006)
TALPIN J., Community organizing. De l'émeute à l'alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Paris, Raisons d'agir, coll. « Cours et travaux », 2016.
TARDIEU B., Quand un peuple parle. ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, Paris, Éditions La Découverte, 2015.
WATCHEL N., La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570), Paris, Gallimard, Collection “Bibliothèque des histoires”, 1971.
ZINN H., Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours (1980), Marseille, Agone, 2004.